La réforme Blanquer du bac : anatomie d’un désastre
- Régis Wunenburger
- 31 juil. 2024
- 18 min de lecture
La réforme du baccalauréat général et technologique faisait partie du programme électoral d’Emmanuel Macron en 2017. Décidée en 2018 et conçue conformément au rapport « Un nouveau baccalauréat pour construire le lycée des possibles » [1] rédigé par Pierre Mathiot, chargé de cette mission par le ministre de l’Education Nationale Michel Blanquer, elle a été appliquée à la rentrée scolaire 2019 et les premiers lycéens ont été diplômés de ce nouveau bac en juillet 2021.
Le 27 septembre 2019, Pierre Mathiot est venu présenter sa réforme aux personnels de Sorbonne Université, notamment à ses enseignants-chercheurs, dans l’optique d’aider l’Enseignement Supérieur à anticiper les profils des futurs bacheliers. Il est intéressant d’analyser les éléments et les conséquences de cette réforme à la lumière rétrospective des propos qu’il nous a été permis d’entendre ce jour-là.
D’après sa lettre de mission [1], la réforme du bac avait pour but de remédier à « son organisation lourde et complexe », « d’affirmer sa fonction d’accès à l’enseignement supérieur en lien avec la question essentielle de l’orientation », de « préparer la réussite dans l’enseignement supérieur » et de « donner à chaque lycéen la possibilité d’imaginer, de consolider et de déployer son projet d’avenir », afin de remédier aux taux d’échec élevés en première année du supérieur.
Pour répondre à ces directives, son rapport préconisait d’augmenter la part des épreuves prises en compte dans l’évaluation des candidatures des futurs bacheliers à l’entrée dans l’enseignement supérieur et de diversifier les modalités d’évaluation du bac pour mieux les faire correspondre à celles auxquelles ils seraient soumis plus tard. Comme le suggérait la lettre de mission, redessiner les épreuves du baccalauréat aurait probablement pour conséquence de modifier en profondeur l’organisation des études au lycée. La réforme a effectivement modifié en profondeur non seulement l’évaluation des bacheliers mais aussi les parcours disciplinaires en Première et Terminale. Ce sont les deux volets de cette réforme du baccalauréat général que nous allons examiner.
1. Le rendez-vous manqué de la réforme du bac avec l’enseignement supérieur
L’évolution importante des parcours disciplinaires en Première et Terminale a constitué une réponse tactique à l’objectif stratégique d’aider les lycéens à imaginer leur projet de formation et à s’orienter. En particulier, permettre aux lycéens de pratiquer plus de disciplines, dont quelques nouveautés au lycée comme le droit, les sciences politiques ou l’informatique (enseignée comme discipline et non plus comme outil), a été pensé comme un moyen pour eux de les découvrir avant de s’y engager dans l’enseignement supérieur, et ainsi d’améliorer la qualité de leur démarche d’orientation. Mais ce choix d’une formation à la carte avec large choix s’est heurté au danger de la dispersion. Concilier amélioration de la formation disciplinaire et méthodologique, très dégradée avant la réforme, et augmentation de l’éventail des disciplines proposées n’a été permis qu’en réduisant le nombre de disciplines étudiées par un lycéen, éventuellement en lui permettant de se passer des disciplines fondamentales, comme nous le verrons plus loin.
La réforme a donc fait disparaître les « séries », parcours pluri-annuels à la spécialisation progressive, au contenu assez distinct et à l’orientation lisible (en ce qui concerne le bac général : scientifique, littéraire, économique et social) pour les remplacer par des parcours majoritairement « à la carte » dans le principe, et dont il faut embrasser toute la diversité pour saisir ensuite les sources des défauts et des méfaits de ce volet de la réforme :
Un parcours est désormais constitué :
(a) d’un tronc commun :
français en Première (4 heures par semaine)
philosophie en Terminale (4 h/s)
histoire-géographie (3 h/s)
enseignement moral et civique (0,5 h/s)
deux langues vivantes (4,5 h/s)
sport (2 h/s)
et un nouvel « enseignement scientifique » (2 h/s). Depuis la rentrée 2023, 1,5 h/s de maths y ont été adjoints pour les lycéens qui ne choisissent pas la spécialité Mathématiques en Première.
(b) de trois spécialités en première (à raison de 4 h/s chacune), ensuite réduites à deux en Terminale (6 h/s chacune), à choisir parmi :
mathématiques
physique-chimie
sciences de l'ingénieur
numérique et sciences informatiques (NSI)
sciences de la vie et de la Terre
sciences économiques et sociales
histoire-géographie, géopolitique et sciences politiques
humanités, littérature et philosophie
littérature et langues et cultures de l'Antiquité
langues, littératures et cultures étrangères et régionales
arts
sport
(c) d’une option au choix parmi une liste dépendant des établissements (3 h/s)
(d) d’une séance d’orientation (1,5 h/s en Première, 1 h/s en Terminale)
(e) d’enseignements optionnels complémentaires en Terminale (jusqu’à deux, à raison de 3 h/s chacune) :
mathématiques expertes, uniquement destiné aux élèves ayant poursuivi la spécialité Mathématiques en Terminale
mathématiques complémentaires, uniquement destiné aux élèves ayant choisi la spécialité Mathématiques en Première et l'ayant abandonnée en Terminale
droit et grands enjeux du monde contemporain
De nombreux parcours-impasses, pour le plus grand malheur des lycéens
Le nombre de parcours possible apparaît comme extrêmement élevé et le choix de disciplines difficile, car choisir, c’est renoncer. Comment choisir ? Dans la vidéo de promotion de sa réforme à destination des lycées produite par le Ministère de l’Education Nationale et diffusée à partir de juin 2019, P. Mathiot et ses collègues conseillent aux lycéens de « prendre les spécialités qui vous plaisent », « de les choisir en fonction de vos passions », et « d’essayer de résister à des tentations utilitaristes c’est-à-dire consistant à choisir des spécialités dont on pense qu’elles vont ensuite permettre d’accéder à telle ou telle filière » [2]. Ce choix absolument libre de toute contrainte (et de toute conséquence) a d’ailleurs été revendiqué par P. Mathiot lors de sa conférence, afin que l’enseignement supérieur bénéficie d’étudiants passionnés et au parcours original. Pourtant, il apparaît immédiatement à tout enseignant de l’enseignement secondaire et supérieur que, par leur composition hétéroclite et leurs lacunes, beaucoup de parcours possibles relèvent plus du cadavre exquis que d’un cursus de formation cohérent et ne préparent pas efficacement à de nombreuses formations supérieures exigeantes, ce qui était pourtant un des objectifs affichés de la réforme.
De fait, dès 2021, de nombreuses formations d’enseignement supérieur sélectives, ainsi que certains parcours non sélectifs mais très demandés, se sont permis unilatéralement de hiérarchiser voire de restreindre les combinaisons de spécialités suivies par les étudiants qu’ils admettaient par souci légitime d’homogénéité des prérequis de leurs recrues, réimposant au lycée des « combinaisons gagnantes » de spécialités ressemblant furieusement aux anciennes séries. Ce retour de bâton dû à l’implacable loi du marché des candidats que constitue l’entrée dans l’enseignement supérieur, qui était parfaitement prévisible, a révélé le caractère utopique de ce volet de la réforme. Depuis leur mise ne place, ces parcours à la carte ont pénalisé chaque année de nombreux lycéens bercés par cette illusion de liberté qui, mal renseignés ou entêtés, ont payé très cher leurs choix lorsque leurs vœux préférés de formations supérieures leur ont été refusés. Si les lycées ont depuis lors beaucoup contraint les parcours offerts aux lycéens dans leur intérêt, étant enseignant en licence et père de lycéens, je croise encore chaque année des bacheliers à l’orientation stupidement contrariée par un parcours incohérent ou inadéquat au lycée.
Une liberté hypocrite et dangereuse sauf pour les insiders
Pourtant, à la question posée par une collègue universitaire durant la même conférence : « et pour que mon enfant ait toutes ses chances d’intégrer les grandes prépas scientifiques parisiennes, que conseillez-vous comme parcours ? », P. Mathiot a répondu en riant : « Pour lui rien ne change : spécialités maths, physique-chimie, et complémentaire maths expertes ! ». Apparemment, pour l’élite, le batifolage disciplinaire est déconseillé ! Mais qui croire, que conclure quand dans la vidéo promotionnelle de la réforme [2], Laurent Champaney, alors vice-président de la Conférence des Grandes Ecoles, affime : « Il y a une grande diversité d’emplois à la sortie des grandes écoles qui nécessite qu’elles forment des profils extrêmement différents. Il y aura une place pour tout le monde. » ?
Une autre expérience personnelle permet de mesurer toute la perversité de ce volet de la réforme. A la même période, un collègue universitaire, alors membre de la commission de définition du programme de la spécialité Sciences de l'ingénieur, nous a prévenus au détour d’une réunion de travail sur l’adaptation des enseignements de première année universitaire à la réforme du bac : « Si votre enfant veut devenir ingénieur, qu’il prenne les spécialités Maths et Physique-Chimie mais pas Sciences de l'ingénieur, car cette spécialité constitue une initiation à la technologie qui ne peut se substituer à la Physique-Chimie, primordiale et beaucoup plus formatrice pour son projet professionnel ! ». Quels lycéens, combien de parents de lycéen peuvent parer un tel piège ?
Cette cacophonie et ces faux-semblants démontrent que seuls les enfants des membres du sérail académique au fait des enjeux disciplinaires et des chausse-trappes de l’orientation post-bac peuvent faire les bons choix. Loin de contribuer à une plus grande «'égalité des chances », comme affirmé dans le rapport Mathiot, ce volet de la réforme apparemment utopique, dans la réalité mensonger, a induit durant plusieurs années un désordre massif dans l’orientation post-bac (qui perdure encore avec moins d’intensité), qui n’a épargné que les initiés (les insiders), avant que les établissements aient pu conseiller pertinemment les lycéens après avoir observé le devenir de leurs bacheliers des années antérieures.
Le spectre des mathématiques hante cette réforme
Toujours lors de cette conférence, P. Mathiot, qui s’est présenté comme ancien directeur de Sciences Po Lille, nous a fait la confidence qu’il avait eu des problèmes avec les maths dans ses études et qu’il avait aussi pensé cette réforme pour qu’elle permette à ceux qui avaient les mêmes problèmes que lui de s’épanouir au lycée. De fait, jusqu’à la rentrée 2023, les maths ont été absentes du tronc commun. Comme me l’a dit un enseignant de lycée, les lycéens réfractaires aux maths, sommés de faire des choix de spécialité en Seconde à un âge où ils n’ont souvent pas de projet professionnel clair, encore moins idée du parcours disciplinaire requis pour le réaliser, ni la maturité pour s’imposer cette matière par précaution, abandonnent de fait l’apprentissage des maths dès la Seconde. Et c’est à l’entrée du Supérieur qu’ils paient ce choix au prix cher, puisque de nombreuses études supérieures exigent un bagage minimal en maths. C’est pour cela que depuis septembre 2023, 1h30 de maths a été introduite dans le tronc commun de Première pour les lycéens qui ne choisissent pas la spécialité Mathématiques.
Alors en Seconde en 2021-2022, ma benjamine avait inventé un jeu avec ses amies, celui d’identifier les spécialités « pince à sucre », entendez : attirantes comme peut l’être le bel objet qu’est une pince à sucre, mais inutiles comme une pince à sucre, puisqu’on peut parfaitement saisir un sucre avec les doigts. Par spécialité inutile, comprenez : non indispensable dans la perspective d’études supérieures sélectives. Renseignements pris auprès des services d’orientation du lycée, elles avaient conclu que la seule spécialité non « pince à sucre », c’était les maths, qui sont aux sciences exactes et naturelles ce que le français est aux sciences humaines. Bien que cette conclusion ne soit valable que pour les cursus sélectifs ne relevant pas exclusivement des sciences humaines, l’absence des maths en tronc commun apparaît comme une faute grave.
Ce choix crucial de ne pas maintenir de maths obligatoires en Première et Terminale, manifestement dicté par des considérations très personnelles, a donc affecté quatre générations d’étudiants avant d’être désavoué par le ministère, et il n’est pas clair que le remède appliqué soit suffisant ni adapté à la diversité des lycéens.
Des évaluations encore plus locales, hétérogènes et indulgentes
Pour d’inévitables contraintes de temps liées à leur évaluation, les dossiers de candidature à l’enseignement supérieur sont clôturés actuellement en février de l’année de Terminale. Suite à l’abandon des « épreuves communes de contrôle continu » (voir plus loin), les notes prises en compte dans ces dossiers sont donc exclusivement issues d’évaluations faites au cours de la Première et de la Terminale, à l’exception du français et de la spécialité abandonnée en Terminale, ce qui ne change pas beaucoup de la situation antérieure à la réforme. Mais auparavant, les évaluations réparties sur ces deux ans avaient pour fonction principale de préparer aux nombreuses épreuves du bac dont les sujets et les barèmes nationaux jouaient le rôle d’étalon d’exigence, quand bien même ces épreuves se tenaient après la date de clôture des dossiers de candidature aux formations du Supérieur. Avec la forte diminution du nombre d’épreuves au bac, les évaluations ont cessé d’être subordonnées à une référence d’exigence commune et ont été réalisées sur des sujets de niveau hétérogène et avec des barèmes propres au mieux à chaque établissement, au pire à chaque classe. Cette réforme du bac a donc conduit à ce que le niveau d’exigence des évaluations réparties sur la Première et la Terminale soit encore plus hétérogène qu’auparavant.
Mais les résultats de ces évaluations locales et hétérogènes constituant presque exclusivement le dossier de candidature à l’enseignement supérieur, elles ont en fait un rôle décisif de « contrôle continu ». Prenant acte de leur niveau d’exigence arbitraire mais de leur rôle crucial, les parents d’élèves ont exercé une pression accrue sur les enseignants pour que leurs enfants aient de bonnes notes à ces évaluations de contrôle continu. De fait, avec cette réforme, la tendance à l’indulgence de la notation en contrôle continu ne s’est pas inversée, ce qui a dû contribuer à l’explosion observée de la proportion de mentions au bac depuis 2020. L’objectif de renforcer la crédibilité du bac, affirmé en tête du rapport Mathiot, n’a donc lui non plus pas été atteint.
Un hiatus entre l’ambition d’orientation post-bac de dimension nationale par ParcourSup et l’évaluation encore plus locale et hétérogène des lycéens
De manière concomitante avec cette réforme, le Ministère de l’Education Nationale a confirmé l’usage d‘un dispositif d’admission dans l’enseignement supérieur de dimension nationale en mettant en place en 2018 le logiciel ParcourSup, qui a conduit à ce que toutes les formations supérieures françaises soient accessibles « en un clic » à tous les bacheliers de France, conduisant à « l’extension du domaine de la lutte » pour le Supérieur à la France entière. On saisit intuitivement que ce « marché national » des candidats et des formations ne peut fonctionner de manière équitable que s’il s’appuie sur des évaluations des candidats à l’échelle nationale, comme en Chine par exemple. Or la réforme a conduit à une évaluation encore plus locale et hétérogène qu’auparavant, ce qui a plusieurs conséquences néfastes :
Le contrôle continu local et hétérogène peut avantager les classes peu performantes et désavantager les classes performantes. En conséquence, les notes renseignées dans le dossier ParcourSup sont délicates à exploiter car pas toujours représentatives du niveau des lycéens. L’évaluation des dossiers de candidature des lycéens nécessite donc de prendre en compte leur établissement d’origine, ce qui empêche tout classement ou pré-classement automatisé des dossiers de candidature et complique et rend incertain le processus d’inter-classement des candidats d’établissements différents. Cette complexité déjà existante avant la réforme est amplifiée par la dimension nationale du recrutement des bacheliers par les formations du Supérieur.
Les notes de contrôle continu communiquées aux lycéens au cours de l’année sont parfois différentes de celles renseignées par les lycées dans le dossier ParcourSup, ce qui permet non seulement de stimuler les lycéens par une grande amplitude de notation durant leur apprentissage mais surtout d’acheter la paix avec les parents d’élèves. Il en résulte une complexité accrue d’analyse des dossiers.
Il en résulte une procédure de sélection et de classement des candidatures par les formations supérieures complexe et chronophage, ce qui allonge le calendrier de la sélection via ParcourSup et contribue à empêcher que plus de notes de Terminale puissent être prises en compte. Par ailleurs, la prise en compte de l’établissement d’origine pour évaluer les candidatures, même si elle est enrichie et tempérée par les appréciations confidentielles avisées des enseignants de Terminale, contribue à l’image d’opacité et d’arbitraire de ParcourSup auprès des lycéens et parents d’élèves.
Il est donc déplorable que cette réforme ait échoué à élaborer un baccalauréat national utile à une orientation de dimension nationale dans le Supérieur, alors que c’était une de ses ambitions annoncées par les réformateurs [1].
Une population de bacheliers aux acquis très hétérogènes
Bien que les programmes traités dans les disciplines des spécialités soient plus fournis qu’avant cette réforme du bac, la formation des lycéens est peu lisible et structurellement lacunaire. C’est finalement une population de bacheliers aux acquis très hétérogènes qui entre dans l’enseignement supérieur, en particulier dans les filières non sélectives. Cela a conduit les universités à maintenir leurs ambitions en première année de licence (« L1 ») assez basses pour s’adapter au plus petit commun dénominateur des acquis des étudiants et à proposer, voire à imposer à certains bacheliers une année de mise à niveau (année « L0 » de consolidation) préalable à la première année de licence. La fonction d’accès à l’enseignement supérieur, objectif inscrit dans la lettre de mission ministérielle, a donc été dégradée par cette réforme.
2. Une (r)évolution des parcours de Première et Terminale déstabilisatrice
Une multiplicité de parcours irréaliste et désocialisante
Le grand nombre de combinaisons possibles de disciplines permis en principe par la réforme est immédiatement apparu aux personnels de direction des établissements comme rédhibitoire du fait de l’impossibilité d’articuler autant d’emplois du temps correspondants. De fait, les établissements ont très rapidement abandonné l’inextricable choix à la carte et dû imposer plusieurs « menus », c’est-à-dire des parcours-types cohérents du point de vue de leurs débouchés dans l’enseignement supérieur, en nombre limité et permettant d’articuler les emplois du temps de leurs lycéens et enseignants. Cette simplification n’a pas empêché l’atomisation totale ou partielle des classes entendues comme groupe de lycéens suivant tous presque les mêmes enseignements et partageant une année ensemble. La désocialisation qui en a découlé a dû contribuer à l’augmentation du mal-être des étudiants observée ces dernières années, même si les mesures sanitaires liées au COVID concomitant à la mise en place de la réforme du lycée y ont probablement une contribution prépondérante.
La foire aux disciplines
L’imbroglio autour des maths décrit plus haut cache en fait une autre affaire qui est la mise en concurrence de toutes les disciplines par la réforme. Les maths ayant rapidement tiré leur épingle du jeu, dès 2019 les enseignants des autres disciplines proposées comme spécialités et concurrentes les unes des autres ont dû faire la promotion de leur discipline auprès des lycéens de Seconde. Selon des témoins directs, Il en a résulté des séances humiliantes d’auto-promotion devant les lycéens où se mêlaient des considérations intellectuelles, utilitaristes, et des assurances plus ou moins explicites d’obtenir facilement de bonnes notes.
Cette « foire aux disciplines » est choquante à deux titres au moins. D’une part, seule la corporation des savants (les sachants dans le langage moderne) sait quelles disciplines fondamentales doivent être travaillées et lesquelles doivent être associées en vue de l’orientation future des lycéens. Demander aux lycéens mineurs (par définition immatures) et à leurs familles de faire ces choix constitue une responsabilité lourde de conséquences qu’ils sont majoritairement incapables d’assumer correctement par manque d’information, de formation et de conscience des enjeux disciplinaires et d’orientation. Cette inversion de responsabilités procède finalement d’une inversion de l’autorité intellectuelle conférée par le savoir qui rappelle la destructrice Révolution Culturelle maoïste. D’autre part, la répartition des élèves entre spécialités détermine la complétion du service des enseignants, c’est-à-dire remet chaque année en jeu leur activité professionnelle, ce qui est source d’insécurité professionnelle et de stress.
Par ailleurs, l’éparpillement « façon puzzle » de toutes les disciplines entre tronc commun, spécialités et options, a induit des difficultés d’articulation des contenus entre les différentes occurrences de la discipline, d’inévitables sensations de déjà-vu, et des publics aux connaissances et à l’investissement hétérogènes.
Enfin, la moyenne du bac est désormais calculée avec d’énormes disparités de poids des différentes disciplines selon leur statut de discipline tronc commun, de spécialité ou d’option. Ce déséquilibre entre disciplines a été voulu par les réformateurs pour permettre aux lycéens de valoriser leurs disciplines de spécialité dans lesquelles ils sont censés exceller. Ces disparités de poids, qui ne sont absolument pas représentatives des différences entre les volumes horaires hebdomadaires qui leur sont alloués (jusqu’à un rapport de poids de 16 entre spécialité et option pour un rapport entre volumes horaires égal à 2), ont polarisé l’investissement des lycéens et ont induit de facto des hiérarchies entre disciplines. Il est à noter qu’au contraire, à l’université, les poids des différentes Unités d’Enseignement sont simplement peu ou prou proportionnels au travail à fournir par l’étudiant et sont indépendant de la discipline enseignée.
Ce volet de la réforme a donc aussi perturbé la pratique professionnelle des enseignants du lycée de multiples manières et les a fragilisés psychologiquement, amplifiant ainsi leur mal-être.
D’une usine à gaz à une autre
Un des objectifs de la réforme du bac était de remédier à « son organisation lourde et complexe ». Voici les éléments de la réforme censés alléger l’organisation du bac :
une réduction du nombre d’épreuves terminales nationales au profit d’une augmentation de la part du contrôle continu local, c’est-à-dire d’épreuves réparties sur la Première et la Terminale et dont le sujet et le barème sont propres au mieux à chaque lycée, au pire à chaque classe,
la répartition de certaines épreuves terminales au cours de la Première et de la Terminale. Ces épreuves supra-locales, appelées « épreuves communes de contrôle continu », avaient la complexité d’épreuves communes à tous les établissements d’une même académie sans bénéficier de l’organisation propre aux épreuves terminales du bac : qualité des sujets, simultanéité, établissements vides, enseignants disponibles pour la surveillance et la correction. Ce dispositif a été abandonné avant même sa mise en œuvre.
l’anticipation des épreuves terminales des deux spécialités de Terminale au début du printemps pour que leurs notes soient prises en compte dans l’évaluation des candidatures des futurs bacheliers à l’entrée dans l’enseignement supérieur. Compte tenu de la réduction excessive du temps consacré à l’apprentissage induite par cette anticipation et de la démobilisation des lycéens après ces épreuves, après avoir été perturbé par la crise sanitaire, ce dispositif d’anticipation a été finalement abandonné en 2024.
D’une prétendue usine à gaz accusée d’obsolescence on est bien passé à une autre usine à gaz non viable dès sa construction. Il est d’ailleurs frappant de constater que depuis sa mise en place, le nouveau bac ne s’est encore jamais déroulé identiquement d’une année sur l’autre et a subi un détricotage continu à bas bruit, ce qui montre la gravité de ses défauts de conception et son manque de robustesse aux perturbations.
3. Le bac, une imposture qui ne sert à rien ni personne
Grand Oral : grande lubie, grande imposture
Une autre nouveauté de la réforme est l’épreuve du Grand Oral, qui est une réponse au souci des réformateurs de diversifier les modalités d’évaluation du bac pour mieux les faire correspondre à celles auxquelles les étudiants seraient soumis plus tard. L’exercice, d’une durée de dix minutes et précédé d’un temps de préparation de vingt minutes, est suivi d’un échange de dix minutes avec un jury composé de deux enseignants, l’un de la discipline, l’autre pas. Il est sans document et porte sur une question choisie par le jury parmi deux problématiques travaillées par le candidat en fin de Terminale et relevant de ses deux spécialités.
L’importance donnée à cette épreuve (10% de la moyenne de bac) par les réformateurs est disproportionnée au regard du temps et de l’investissement qui lui sont consacrés par les lycéens à partir d’avril-mai en Terminale. Le qualificatif excessif de « grand » solennise un exercice qui ressemble à un concours d’éloquence et qui, comme son prédécesseur le Travail Personnel Encadré, souffre toujours de la rupture d’égalité des chances que constitue l’impact du milieu social sur les moyens dont dispose le lycéen pour nourrir son sujet, parfois hors programme, et concevoir sa prestation. Conséquence de la myopie des réformateurs dirigés par l’ancien directeur de Sciences Po Lille, cet exercice n’est pensé que pour des sujets conceptuels de sciences humaines [4]. En effet les documents sont interdits, ce qui prive de leurs objets d’étude de nombreuses disciplines comme la littérature, l’histoire, la géographie, la physique, ou la biologie. De même, l’usage du tableau est aussi interdit durant l’exposé, ce qui prive les mathématiques et la physique de leur langage que sont les équations et les dessins, c’est-à-dire transforme l’exposé de leurs sujets en un bavardage superficiel.
Quand on sait l’extrême difficulté de ce type d’exercice qui associe fond et forme orale (et ici en plus vulgarisation, compte tenu de la présence dans le jury d’un enseignant non spécialiste de la discipline !), et qui n’est dans les faits appris que grâce à une pratique intensive qui a lieu plus tard, en classes préparatoires littéraires et commerciales et lors de la préparation aux concours de l’enseignement (CAPES, agrégation) et de l’administration de niveau Master (ex : Institut National du Service Public, ex-ENA), on saisit toute l’imposture de ce « Grand Oral » qui est manifestement une lubie des réformateurs. De fait, comme son évaluation tardive n’a pas d’influence sur l’orientation post-bac des lycéens, ses défauts n’ont fait l’objet d’aucune contestation décisive, et cette épreuve est finalement un pensum estival pour les lycéens comme pour les enseignants.
Un bac encore plus facile à décrocher qu’avant
Le bac souffre chroniquement de son rôle dual : il demeure un diplôme de fin d’études secondaires mais il est aussi le premier grade de l’enseignement supérieur et par conséquent son sésame.
Parce qu’il est un diplôme de fin d’études secondaires, durant des décennies, à mesure que la proportion de lycéens au sein d’une même classe d’âge augmentait, le niveau d’exigence du bac a été progressivement abaissé de manière à ce que la quasi-totalité des lycéens puissent l’obtenir, « pour ne pas désespérer Billancourt » après trois ans d’études. Tout en dénonçant l’effondrement de sa valeur certificative [1], les réformateurs ont en fait pensé leur réforme du bac en vue d’augmenter son taux de réussite, par exemple en hypertrophiant dans le barème du bac le poids des spécialités censées correspondre aux atouts des candidats. Même si les rôles respectifs joués par les barèmes inégalitaires, la facilité des épreuves, le récurrent bidouillage des notes dénoncé par de nombreux acteurs du secondaire, ou d’autres aspects de la réforme dans l’augmentation du taux de réussite au bac ne sont pas clairement établis, ce taux oscille maintenant autour de 95%, en augmentation de près de 5% par rapport à 2019 [5], le pourcentage de mentions n’a jamais été aussi élevé, et la part des bacheliers dans une génération oscille toujours autour de 80%. De ce point de vue, la réforme du bac est un succès. Et la tendance est probablement irréversible, car il faudrait non seulement du courage politique pour baisser notablement son taux de réussite, mais aussi du travail et des moyens pour construire une voie alternative d’études aux lycéens en échec.
Un bac inutile à l’enseignement supérieur
La valeur certificative quasi-nulle du bac pourrait affecter son rôle de premier grade de l’enseignement supérieur. En fait, il n’en est rien puisque l’immense majorité des bacheliers (94%) qui entre dans l’enseignement supérieur y sont admis avant de recevoir leur diplôme du bac [3]. Mais même les notes d’épreuves terminales anticipées sont inutilisables par les recruteurs du supérieur, lorsqu’elles étaient encore disponibles à temps, car elles sont trop élevées [6]. Comme la nature, la formation a horreur du vide : l’enseignement supérieur, public comme privé, s’est adapté de multiples manières, en organisant au printemps de nombreux concours communs ou spécifiques pour sélectionner leurs futurs étudiants : Puissance Alpha, Advance, Geipi Polytech, UTBM-UTT-UTC, Accès, Pass, Sésame, pour ne citer que les plus connus. Même les Instituts d’Etudes Politiques (Sciences Po) ont durci leur concours d’admission en première année en 2024, désavouant le porteur de cette réforme qui est encore un de leurs directeurs ! Que de complexité induite par la débâcle du bac, et que d’efforts supplémentaires et de surcoût à l’échelle de la nation !
Pour résumer ce réquisitoire, la réforme Blanquer du bac, pensée par un sérail myope et auto-centré, a profondément désorganisé les études des lycéens et dégradé les conditions d’exercice du métier d’enseignant. En spécialisant de manière excessive les lycéens, elle a déstabilisé la trajectoire intellectuelle de beaucoup d’entre eux sans les préparer notablement mieux au Supérieur. Enfin, elle a échoué à faire du baccalauréat un outil opérationnel et fiable pour l’admission des bacheliers dans l’enseignement supérieur.
[1] Rapport téléchargeable depuis https://www.education.gouv.fr/bac-2021-remise-du-rapport-un-nouveau-baccalaureat-pour-construire-le-lycee-des-possibles-4688. Consulté le 31 juillet 2024.
[2] Nouveau bac : quelles spécialités pour quelles études ? https://www.youtube.com/watch?v=zwKkQVJzAEA. Consultée le 31 juillet 2024.
[3] Les nouveaux bacheliers et leur entrée dans les filières de l’enseignement supérieur. https://publication.enseignementsup-recherche.gouv.fr/eesr/FR/T739/les_nouveaux_bacheliers_et_leur_entree_dans_les_filieres_de_l_enseignement_superieur/. Consulté le 31 juillet 2024.
[4] Baccalauréat : comment se passe le Grand oral ? https://www.education.gouv.fr/reussir-au-lycee/baccalaureat-comment-se-passe-le-grand-oral-100028. Consulté le 31 juillet 2024.
[5] Le baccalauréat 2023 - Session de juin. https://www.education.gouv.fr/le-baccalaureat-2023-session-de-juin-378728. Consulté le 31 juillet 2024.
[6] Parcoursup : l’enseignement supérieur sans boussole face aux notes de spécialité au bac. https://www.lemonde.fr/campus/article/2023/05/31/parcoursup-l-enseignement-superieur-sans-boussole-face-aux-notes-de-specialite-au-bac_6175598_4401467.html. Consulté le 31 juillet 2024.
[7] Parcours et réussite en licence : les résultats de la session 2022. https://www.enseignementsup-recherche.gouv.fr/fr/parcours-et-reussite-en-licence-les-resultats-de-la-session-2022-93570#:~:text=Près%20de%20la%20moitié%20(47,«%20Très%20bien%20»%20au%20baccalauréat. Consulté le 31 juillet 2024.